33 crucifixions, chantier en cours, par Dan Skjaeveland, photographes

Avec 33 Suspensions, publié par Nearest Truth Editions, l’artiste norvégien Dan Skjaeveland a produit un livre hanté par la disparition.

33, comme l’âge du Christ, dit-on, lorsqu’il fut sacrifié.

33 Suspensions, comme autant de crucifixions fantômes composant une série d’images énigmatiques.

On peut chercher à décrypter chaque photographie, la classer dans tel ou tel genre (nature morte, abstraction, performance), mais là n’est pas le plus important, qui est peut-être de comprendre que l’entièreté des scènes de nos vies, et des signes les parsemant, forment le blason d’une existence parfaite.

Il y a dans le regard de Dan Skjaeveland comme un effarement doublé d’une assurance certaine, une stupeur sans crainte, un funambulisme mental.

On avance sur la crête des yeux, on trouve des traces, des cohérences, on entend des sous-conversations.

Nathalie Sarraute évoquerait des tropismes, des poussées inconscientes extériorisées, des mystères flottant dans l’espace comme des organisations psychiques quasi autonomes.

Mais la lecture christique me va, puisque je pense à l’heure du Golgotha, aux instruments de cruauté sur le chemin de la Passion, au voile d’une femme essuyant le saint visage d’un homme-dieu martyrisé.

Le vide souverain prend de multiples formes : il n’y a rien à décrypter, mais tout à voir, et ressentir.

Comme si tout était sauvé.  

Qui habite ces lieux ou territoires qu’aime photographier en sculpteur d’espace Dan Skjaeveland ?

On voit des éléments de construction, des chantiers en cours, du fer et du béton, mais aussi des bâches en plastique, des lampes de bureau, des briques, des édifices floutés.

Jeu de superpositions, teintes brunes, beiges ou plâtre, fééries terreuses.

33 Suspensions, comme des suspens, des récits elliptiques, des étapes.

On pense à l’art conceptuel américain, à des mises en scène involontaires, à des tensions diffuses.

Où est le sens ?

La mélancolie du photographe est patente, provoquant des arrêts, des tremblements discrets, des stases.

Il ne faut rien séparer, prendre cet ouvrage en bloc, comme la révolution aurait dit Clémenceau, s’enchanter de ses fantaisies (la tête est parfois à l’envers), accueillir sans d’abord interpréter.

33 Suspensions est donc un exercice spirituel prenant appui sur la mort de Dieu et sa résurrection.

Sur la spirale et l’absurde.

Sur le présent et ses étais.

Sur le souffle – motif récurrent des tuyaux d’aération -, et le bris.

Sur le gris et le verre.

33 Suspensions fait de chaque instant une étape dans un work in progress infini.

Demeure, malgré les doutes et les chantiers arrêtés, l’impression que le visible n’est qu’un immense suaire. 

-Fabien Ribery, L’intervalle, 20.11.23




// (English translation):



33 crucifixions, work in progress, by Dan Skjaeveland, photographer

With 33 Suspensions, published by Nearest Truth Editions, Norwegian artist Dan Skjaeveland has produced a book haunted by disappearance.

33, as in the age of Christ, it is said, when he was sacrificed.

33 Suspensions, like so many ghostly crucifixions, form a series of enigmatic images.

One can try to decipher each photograph, classify it in this or that genre (still life, abstraction, performance), but that is not the most important thing, which is perhaps to understand that the entirety of the scenes of our lives, and the signs that dot them, form the blazon of a perfect existence.

In Dan Skjaeveland's gaze, there is a combination of astonishment and certain assurance, a fearless stupor, a mental tightrope walker.

We move along the ridge of the eyes, finding traces, coherences, hear sub-conversations.

Nathalie Sarraute would evoke tropisms, exteriorized unconscious impulses, mysteries floating in space like quasi-autonomous psychic organizations.

But the Christian reading suits me, as I think of the hour of Golgotha, the instruments of cruelty on the path of Passion, the veil of a woman wiping the holy face of a martyred man-god.

The sovereign void takes multiple forms: there is nothing to decipher, but everything to see, and feel.

As if everything was saved.

Who inhabits these places or territories that Dan Skjaeveland likes to photograph as a sculptor of space?

We see elements of construction, building sites in progress, iron and concrete, but also plastic tarps, desk lamps, bricks and blurred buildings.

A game of superpositions, shades of brown, beige or plaster, earthy enchantments.

33 Suspensions, like suspenses, elliptical narratives, stages.

It brings to mind American conceptual art, unintentional staging, diffuse tensions.

Where is the meaning?

The photographer's melancholy is obvious, provoking stops, discreet tremors, stasis.

We must not separate anything, take this work as a whole, as Clémenceau would have said, delight in its whims (our heads are sometimes turned upside down), welcome it without first interpreting it.

33 Suspensions is thus a spiritual exercise based on God's death and resurrection.

On the spiral and the absurd.

On the present and its props.

On the breath – a recurring motif of ventilation pipes – and breakage.

On gray and glass.

33 Suspensions turns each moment into a stage in an infinite work in progress.

What remains, despite doubts and halted projects, is the impression that the visible is but an immense shroud.